L'annulation d'un appel d'offres : Enjeux de concurrence

Jasmin Lefebvre, avocat, associé, Miller Thomson avocats
Jasmin Lefebvre, avocat, associé, Miller Thomson avocats
Chroniqueur Juridique

Depuis quelques années, l’observateur de la jurisprudence de nos tribunaux en matière d’appel d’offres - même l’observateur le plus distrait – n’a pu manquer de constater un déferlement de jugements dans des affaires instituées par des entrepreneurs prétendant avoir subi des dommages du fait qu’un donneur d’ouvrage ait décidé d’annuler un appel d’offres après avoir demandé des soumissions et les avoir rendues publiques.

L’an dernier, trois décisions dignes de mention sont venues s’ajouter sur la pile de jurisprudence en cette matière : Intercité Construction inc. c. P.G. du Québec, Roxboro Excavation inc. c. P.G. du Québec et 9153-5955 Québec inc. c. St-Liguori.

Disons d’abord un mot sur l’affaire Intercité. Sauf erreur, c’est la seule décision québécoise récente à résulter en une condamnation à l’encontre du donneur d’ouvrage après qu’il ait décidé d’annuler un appel d’offres puis de le reprendre. Il est vrai que les faits de cette affaire sortent passablement de l’ordinaire. Le ministère des Transports s’y fait taxer d’avoir sciemment induit les entrepreneurs en erreur et d’avoir maintenu longtemps et abusivement Intercité dans l’expectative. En effet, c’est après des mois de tergiversation que le Ministère en est arrivé à décider d’annuler l’appel d’offres à l’issue duquel l’entrepreneur avait attendu l’octroi d’un contrat que son statut de plus bas soumissionnaire lui permettait légitimement d’espérer obtenir.

En l’occurrence, le MTQ avait représenté détenir toutes les autorisations requises pour aller de l’avant avec le projet envisagé, mais cette représentation était fausse. Une autorisation devant émaner du gouvernement fédéral faisait défaut et il s’est avéré impossible pour le Ministère de l’obtenir dans des délais raisonnables. Or, c’est à partir du moment où Intercité a commencé à brandir timidement sa réclamation pour le temps perdu que le MTQ a finalement décidé de faire table rase de l’appel d’offres initial et de le recommencer…

Pour lui avoir abusivement fait perdre son temps durant une longue saison où elle pouvait normalement s’attendre à réaliser le contrat, le Ministère a été condamné à indemniser Intercité pour les pertes liées à ce délai d’attente.

Dans l’affaire Roxboro, l’action de l’entrepreneur a été rejetée parce qu’il a été jugé que le MTQ avait eu raison de craindre que le processus d’appel d’offres soit entaché par une manœuvre collusoire. En effet, dans l’appel d’offres initial, Roxboro avait été le seul à proposer un prix pour la construction de l’ouvrage en employant des pièces en béton préfabriquées par Schokbéton. Or, juste avant la clôture, Schokbéton avait communiqué à toutes les parties prenantes qu’il se retirait du projet. Une révision de ses calculs l’aurait en effet convaincu de l’impossibilité technique de la réalisation de l’ouvrage.

Pour le tribunal, les doutes soulevés dans l’esprit du MTQ étaient justifiés. En effet, Schokbéton avait à nouveau fait volte-face, juste après la clôture de l’appel d’offres, en se prononçant finalement sur la faisabilité du projet. L’annulation du processus initial et son recommencement ne pouvaient donc pas faire l’objet de reproches.

Dans cette affaire, sans que le MTQ ne soit en cause, force est d’admettre que le jeu de la concurrence normale avait été faussé par le mouvement d’aller-retour pratiqué par le fournisseur d’éléments en béton, juste avant, et juste après la clôture. Malgré que le dossier soit particulier, on y retrouve toutefois l’illustration d’une constante qui fera l’objet de notre propos : le fait d’annuler un appel d’offres puis de le reprendre a systématiquement un puissant effet amaigrissant sur le prix du marché éventuellement conclu. En l’espèce, le fait pour le MTQ d’annuler l’appel d’offres et de le recommencer lui a permis d’économiser la rondelette somme de 2,2 M$.

Dans l’affaire 9153-5955 Québec inc., c’est par contre en raison de l’omission par le donneur d’ouvrage d’intégrer dans les documents de soumission certains formulaires obligatoires que ce même donneur d’ouvrage a pris la décision d’annuler l’appel d’offres après la clôture et le dévoilement des prix. En conformité avec le courant jurisprudentiel largement dominant, l’action de la demanderesse fut rejetée. En effet, cette jurisprudence confère une vaste marge de manœuvre au donneur d’ouvrage qui juge opportun d’annuler un appel d’offres puis de le recommencer.

La demanderesse, plus basse soumissionnaire à l’origine, s’est fait coiffer par la deuxième lors de la reprise de l’appel d’offres. Certes, la juge avait raison de souligner l’importance des formulaires omis. Toutefois, ses commentaires énonçant que l’annulation de l’appel d’offres ne désavantageait pas la demanderesse et que l’égalité entre soumissionnaires avait été maintenue soulèvent davantage d’interrogations. Il faut dire qu’elle reprenait là un discours répandu dans les décisions des tribunaux en cette matière.

Or, il nous semble que ce discours traduit une méconnaissance ou, peut-être, une insensibilité face aux enjeux liés à la concurrence dans le domaine des appels d’offres. En effet, l’annulation d’un appel d’offres après que les prix – et notamment le prix du plus bas – aient été dévoilés ne peut, selon nous, être vue comme étant sans conséquence à l’égard de l’égalité entre les soumissionnaires.

La Cour suprême du Canada a souvent eu l’occasion de souligner l’importance que revêt la concurrence dans le cadre des appels d’offres. Selon la Cour, en cette matière, la concurrence remplace la négociation. Cette notion de concurrence est donc intimement reliée tant à l’enjeu de l’égalité entre les soumissionnaires qu’à celui de l’intérêt public. En effet, le but de l’appel d’offres est notamment de permettre au donneur d’ouvrage d’avoir la meilleure offre au meilleur prix, à la faveur d’une saine concurrence.

Cela étant, avancer que le fait d’annuler un appel d’offres puis de le reprendre serait neutre dans la joute que se livrent les concurrents est une idée pratique, mais c’est aussi une idée bien candide.

Cette idée méconnaît le temps et les efforts requis pour soumissionner convenablement. Elle méconnaît d’ailleurs aussi les risques importants liés à ce processus à l’issue duquel le soumissionnaire sera lié par sa soumission, même si elle est entachée d’une erreur d’estimation. À ce titre, il faut souligner un paradoxe. On le sait, le soumissionnaire n’a pas droit de se dégager d’une soumission erronée qu’il a malencontreusement déposée. Or, à l’inverse, le donneur d’ouvrage se voit conférer une immense marge de manœuvre pour annuler un appel d’offres qui pose problème, et ce même en raison d’une erreur lui étant attribuable…

Les informations disponibles aux soumissionnaires à la suite de l’annulation d’un appel d’offres divergent sensiblement de celles qui l’étaient avant cette annulation. En effet, après l’annulation, le prix déposé par le plus bas est connu et il devient un seuil à franchir ou une marque à battre pour qui aspire à obtenir le contrat. Les affaires étant ce qu’elles sont et les contrats étant une denrée relativement rare, la reprise d’un appel d’offres donne aux concurrents une occasion inespérée de revoir leurs calculs et, notamment, leurs calculs de profits escomptés. Ils peuvent ajuster leur degré d’agressivité à celui affiché par le soumissionnaire le plus bas lors de l’appel d’offres initial.

Or, pour celui qui était le plus bas initialement, l’annulation, puis la reprise du processus sur une base identique sont une fort mauvaise nouvelle. En effet, alors que son travail minutieux et son anticipation du comportement de ces concurrents lui avaient permis de se classer avantageusement à l’origine, tout s’envole en fumée lorsque l’appel d’offres est annulé. Pire, les illustrations tirées de la jurisprudence portant sur cette matière démontrent de façon éloquente que s’il souhaite véritablement obtenir le contrat, il n’aura d’autre choix que de revoir son prix à la baisse.

Au surplus, la jurisprudence est claire quant au fait que le choix de bouder la reprise de l’appel d’offres et d’opter pour une poursuite contre le donneur d’ouvrage est un choix perdant. Cette façon de faire n’a pas la faveur des juges.

À l’occasion de la reprise, le plus bas soumissionnaire lors de l’appel d’offres initial devra composer avec un impondérable de ces cas d’annulation : entre l’appel d’offres initial et la reprise, le prix le plus bas a tendance à diminuer sensiblement.

Cela mène à un triste constat : quand un appel d’offres est annulé puis repris, le donneur d’ouvrage y gagne et les entrepreneurs, collectivement, y perdent.

Nous l’avons vu, sauf dans des circonstances exceptionnelles, les tribunaux ont l’habitude d’avaliser le choix des donneurs d’ouvrage d’annuler un appel d’offres et de le reprendre. Or, étant donné les avantages financiers qui leur en résultent de façon systématique, il y a fort à craindre que la tendance des donneurs d’ouvrage à se prévaloir du droit d’annuler un appel d’offres soit un comportement dont la prévalence ira en s’accroissant.

La sensibilité du sujet que nous abordons est bien mise en lumière par le contraste frappant qu’il y a entre le cadre normatif des rappels d’offres au sein du Code de soumission du BSDQ par rapport à la situation qui prévaut en droit commun en matière d’annulation puis de reprise d’un appel d’offres.

Le Code du BSDQ n’est certes pas parfait. Il a ses défenseurs et ses détracteurs. Cependant, le Code du BSDQ est tout de même le fruit des apports que des entrepreneurs en construction y ont fait depuis près d’un demi-siècle. On y retrouve un encadrement d’enjeux d’importance pour l’industrie. Or, dans ce Code, le statut de plus bas soumissionnaire conforme se voit protégé. Ce statut reste en vigueur pendant de longs mois avant d’être sujet à déchéance. Par ailleurs, au chapitre I du Code, le droit à la tenue d’un rappel d’offres à l’issue duquel le plus bas soumissionnaire conforme pourrait se voir déclassé par un concurrent fait l’objet d’un encadrement sévère. Cela contraste avec la grande désinvolture affichée par les tribunaux à l’égard des situations où les donneurs d’ouvrage – parfois par leur faute – en arrivent à choisir d’annuler un appel d’offres puis de le recommencer.

Le balancier penche actuellement outrageusement en faveur des donneurs d’ouvrage quand il s’agit de juger de la responsabilité qui pourrait leur incomber à la suite de l’annulation d’un appel d’offres. À notre avis, cela implique que davantage d’efforts et d’imagination devront être déployés devant les tribunaux pour ramener progressivement ce balancier du côté de la collectivité des entrepreneurs.

Jasmin Lefebvre, associé

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