Approvisionnement : renforcer les maillons de la chaîne

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Difficultés à s’approvisionner en matières premières, retards dans la livraison des produits, fluctuations de prix : depuis le début de la pandémie, la chaîne d’approvisionnement a été fortement ébranlée. Un phénomène qui n’épargne pas le domaine de la construction et dont les effets se font encore sentir sur les chantiers, près de deux ans plus tard.

« On dirait que la chaîne est vraiment débarquée d’un bout à l’autre », illustre Simon Levasseur, président d’Anjalec Construction. Quand ce ne sont pas les matériaux qui sont en rupture de stock, ce sont les fournisseurs qui vendent leurs produits au compte-gouttes pour en avoir pour tout le monde, témoigne cet entrepreneur général de Terrebonne.

Les fabricants peinent aussi à recruter des employés expérimentés, faute de main-d’œuvre disponible, ce qui multiplie les risques d’erreurs. « Mon électricien a commandé 90 coudes d’un produit en particulier de conduit électrique et a reçu 90 pieds linéaires de conduits, raconte Simon Levasseur. Quand il arrive ce genre d’erreurs, on ne peut pas faire le travail qui était prévu sur le chantier. » Les retards s’accumulent donc, alors que la facture s’alourdit.

La situation est telle que, dès qu’il signe un contrat, Simon Levasseur contacte tous ses sous-traitants. « Je leur demande de m’envoyer leurs dessins d’atelier, leurs fiches techniques et leurs échantillons et d’identifier les produits qui ne sont pas disponibles et les délais de livraison. Souvent, il faut attendre non pas de 4 à 6 semaines, mais plutôt entre 12 et 18 semaines. Il peut même s’écouler jusqu’à 30 semaines pour recevoir certains d’entre eux. Autant dire une éternité quand un contrat devrait s’échelonner sur 20 semaines », ajoute-t-il.

Carolyne Filion

« On dirait que la chaîne est vraiment débarquée d’un bout à l’autre. »

Simon Levasseur, président d'Anjalec Construction.

© Anjalec Construction

Une question de survie 

M. Levasseur est loin d’être le seul à vivre les contrecoups de la pandémie et de ses effets sur l’économie mondiale. La majorité (59 %) des dirigeants de compagnies au pays estiment que « leurs chaînes d’approvisionnement ont subi des pressions accrues au cours des 18 derniers mois », selon une étude publiée en octobre 2021 par KPMG. Un peu plus du tiers des patrons de PME (35 %) craignent même que « leur entreprise ne survive pas aux trois prochaines années si un autre confinement lié à la COVID-19 devait survenir ou si la valse des chaînes d’approvisionnement ne retrouvait pas son rythme. »

Le domaine de la construction ne fait pas exception. Pas moins de 86 % des membres de l’ACQ ont vécu des problèmes d’approvisionnement depuis le début de la crise. En effet, 91 % d’entre eux prévoyaient faire face à ce genre d’enjeux dans les prochains mois, selon un sondage publié en janvier 2021. Et, un an plus tard, les problèmes ne sont pas complètement réglés, constate le responsable des affaires publiques de l’ACQ, Guillaume Houle. « Les entrepreneurs nous disent qu’ils ont encore des difficultés d’approvisionnement pour certains matériaux, comme des types de bois venant d’Europe ou d’Asie ou des modèles de vis qui sont fabriquées uniquement dans certaines usines dans le monde. »


© LUXImage Solution - Devimco

Causes locales et globales

La pandémie a exacerbé certains problèmes qui existaient avant la crise, comme la disponibilité des inventaires, affirme Alain Sawaya, associé services-conseils chez KPMG Canada qui se spécialise entre autres sur la question de la chaîne d’approvisionnement. « C’était déjà complexe, mais les délais d’attente ont été multipliés par 7, 8 ou 10 dans les derniers mois », illustre-t-il. Un phénomène qui est dû notamment à des difficultés dans la fabrication et la logistique, analyse-t-il.

En effet, la COVID-19 et ses mesures de confinement ont freiné tous les maillons, de l’extraction des matières premières à leur transformation et à leur livraison. Un enjeu partout sur la planète. « D’un côté, les usines en Chine ont beaucoup ralenti leur production, perturbant l’offre mondiale, cite en exemple Alain Sawaya. Et même les produits fabriqués ici ont été touchés, car il est rare qu’on n’ait besoin de rien qui vienne d’ailleurs pour traiter le bois, par exemple. »

La pénurie de main-d’œuvre affecte également la situation, observe Guillaume Houle. Avec près de 195 000 postes vacants au Québec en septembre 2021, ce phénomène concerne tant les travailleurs de la construction que ceux du domaine manufacturier. Résultat : une baisse de productivité dans les usines qui alimentent les chantiers — et les autres secteurs de l’économie — qui ralentit toute la chaîne et entraîne des retards. De plus, la ruée vers les quincailleries, alors que plusieurs propriétaires ont décidé, pendant la pandémie, de se lancer dans les rénovations, a augmenté la pression sur le marché. L’offre était donc bien en deçà de la demande.

S’ajoutent à cela différents événements, ici ou ailleurs, qui ont aussi eu un impact sur la chaîne d’approvisionnement. C’est le cas des inondations en Colombie-Britannique, fin 2021, qui ont entravé le transport ferroviaire. Plusieurs marchandises destinées au reste du pays sont donc restées coincées au port de Vancouver. Guillaume Houle cite en exemple la tempête de neige qui s’est abattue sur le Texas tout juste avant le début de la pandémie. « Cela a particulièrement affecté une usine qui produit des billes de plastique en PVC utilisées dans la fabrication de portes et fenêtres ici. Encore à la fin de 2021, ce fournisseur qui est l’un des plus importants en Amérique du Nord n’avait pas réussi à reprendre complètement la cadence pour répondre à la demande accumulée », ajoute-t-il.

« La pandémie a exacerbé certains problèmes qui existaient avant la crise, comme la disponibilité des inventaires. »

Alain Sawaya, associé services-conseils chez KPMG Canada

© KPMG

Crise des matériaux

En plus de jouer sur la disponibilité des produits, ces différents événements ont un impact direct sur les prix et font gonfler la facture. Un phénomène qu’a pu constater Philippe Lefebvre, directeur général du groupe Lefebvre. « Cela fait plus de 35 ans que nous sommes en affaires et nous n’avons jamais été confrontés à des variations de prix aussi importantes sur les matières premières », observe-t-il.

Ainsi, tous les fournisseurs de cette compagnie qui se spécialise entre autres dans l’imperméabilisation et la réhabilitation de structures en béton ont modifié leurs tarifs depuis mars 2020. « Habituellement, les prix augmentent une fois par année au printemps. Mais dernièrement, nous recevions chaque mois des avis qui allaient jusqu’à 7 % d’augmentation, affirme Philippe Lefebvre. Le coût de certains produits les plus nichés, comme les époxys, ont même grimpé de 60 à 70 % dans les 12 à 14 derniers mois », avance-t-il.

Pour limiter les effets de ces fluctuations, l’entrepreneur de Saint-Eustache tente d’acheter à l’avance certaines fournitures, comme les isolants et les membranes d’étanchéité. « Avant la crise, on commandait quatre ou six fois pendant un chantier.

Maintenant, nous essayons de tout recevoir en deux fois », explique Philippe Lefebvre. Avoir un inventaire plus important permet aussi de se protéger des ruptures de stock qui pourraient ralentir ses opérations.

Même son de cloche du côté d’Édyfic, branche construction de Devimco. « Nous agissons comme entrepreneur général, mais nos sous-traitants ont été fortement affectés par la rareté de travailleurs, ainsi que par les problèmes d’approvisionnement en matériaux. Ces difficultés étaient un enjeu pour livrer à temps afin que l’on puisse respecter nos propres échéanciers », indique le vice-président exécutif, Michel Bouchard.

Des retards qui allongent les travaux, faisant augmenter les coûts de main-d’œuvre dans cette entreprise qui gère actuellement la construction de 6000 portes. Sans compter la hausse des prix des matériaux, comme l’aluminium, qui est passé de 4 $ à plus de 7 $ la livre, calcule Luc Girard, vice-président construction. « Toute la question de la gestion des conteneurs de marchandises, alors que la location est passée de 7000 $ à 35 000 $, a aussi eu des conséquences », rapporte-t-il.

Pour limiter les effets de la crise, l’entreprise demande à ses sous-traitants de commander des matériaux dans les 30 jours suivant la signature du contrat, explique Michel Bouchard.

« Nous avons également regardé tous les produits fabriqués au Québec, au Canada et en Amérique du Nord pour réduire notre dépendance aux fournisseurs venant d’ailleurs. » Édyfic Construction a, par exemple, déniché des solutions québécoises pour les comptoirs de quartz et les armoires de cuisine qui meublent ses différentes unités d’habitation.

Un bon réflexe, puisqu’instaurer des « microcircuits » ou des « circuits courts » pour s’approvisionner permet de se protéger des aléas des marchés mondiaux, explique Alain Sawaya. « Mais certains produits ne sont tout simplement pas disponibles ou d’autres sont plus chers, ce qui a un impact sur la facture totale. » Une stratégie qui s’inscrit tout de même en droite ligne avec la volonté du gouvernement de François Legault de favoriser le nationalisme économique qui a lancé en novembre dernier la politique « Un Québec qui gagne » pour soutenir la production locale de biens.

Pour faire face à la crise, l’équipe d’Édyfic Construction s’est aussi dotée d’entrepôts comptant autour de 30 000 pieds carrés pour le stockage plus systématique de ses matériaux, précise également le vice-président construction. Une solution conseillée par Alain Sawaya pour minimiser les risques en matière d’approvisionnement. « Avant la crise, on partait d’un principe de “just in time”, où les entrepreneurs commandaient leurs produits au fur et à mesure. Maintenant, c’est trop dangereux de gérer comme cela. Il vaut donc mieux se tourner vers la stratégie du “just in case”.

Cependant, cette formule ne fonctionne pas pour tous les types de matériaux, comme le béton. Dans ce genre de cas, il faut planifier autrement. « Avant, on pouvait appeler la veille. Aujourd’hui, il faut prévoir au bas mot entre 10 et 14 jours », affirme Philippe Lefebvre. Ce qui est loin d’être simple, alors que ce type d’opération peut être affecté à cause de la température, par exemple. Plusieurs ont tout de même développé un calendrier très précis pour mieux prévoir toutes ces étapes.

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« Nous avons également regardé tous les produits fabriqués au Québec, au Canada et en Amérique du Nord pour réduire notre dépendance aux fournisseurs venant d’ailleurs. »

Michel Bouchard, vice-président exécutif chez Édyfic.

© Édyfic

En mode gestion de risques

Face aux problèmes actuels, Alain Sawaya suggère aussi de développer une stratégie pour éviter de s’approvisionner chez un seul fournisseur. « Il faut trouver d’autres options et diviser le volume acheté entre ceux-ci. Par le fait même, on augmente les chances que l’un des deux ait le produit recherché. Cependant, comme les commandes sont plus petites, les prix seront plus élevés. »

Dans la même veine, il faut sélectionner ses fournisseurs avec soin, non plus seulement en fonction des prix, ajoute-t-il. En effet, plusieurs entrepreneurs vont plutôt opter vers des fabricants ayant les reins assez solides pour livrer les produits attendus, aux quantités requises. Par contre, il vaut mieux développer des relations privilégiées avec un petit nombre d’entre eux, pour renforcer les liens, conseille Luc Girard.

Il est aussi possible de se tourner vers des ressources externes, capables d’évaluer les risques grâce à l’analytique, explique Alain Sawaya. Cette analyse pointue des données du marché permet de prévoir les fluctuations de coûts et d’agir en conséquence. Toutefois, cette approche convient mieux aux entreprises comptant au moins une vingtaine d’employés, ajoute-t-il.

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 « Il vaut mieux développer des relations privilégiées avec un petit nombre d’entre eux (fournisseurs), pour renforcer les liens. »

Luc Girard, vice-président construction chez Édyfic.

© Édyfic

Une clause de protection

« Malgré tout, il peut quand même être difficile de se protéger des fluctuations, surtout pour les organisations soumissionnant sur des projets qui se dérouleront dans six ou huit mois, affirme Guillaume Houle. On a vu certains prix augmenter jusqu’à 30 % en quelques mois. Les entrepreneurs se retrouvent alors à payer de leur poche ces montants additionnels qui représentent parfois des sommes faramineuses. »

« C’est pourquoi l’ACQ et ses partenaires ont négocié avec la Société québécoise des infrastructures (SQI) l’ajout d’une nouvelle clause temporaire d’ajustement des prix pour certains types de matériaux, explique-t-il (voir site Web de l’ACQ). Cette clause est basée sur un indice développé par Statistique Canada et permet d’obtenir un dédommagement dès qu’un prix fluctue au-delà de 5 % de cette donnée. »

« Ainsi, si la facture grimpe de 7 %, l’entrepreneur aura droit à un remboursement couvrant les 2 % supplémentaires. À l’inverse, si les prix chutent, c’est l’entrepreneur qui devra redonner la différence à la SQI. Nous avons voulu laisser la liberté aux entreprises de choisir s’ils désirent inclure ou non cette clause, en fonction de leur analyse du marché », précise Guillaume Houle.

Autant de mesures qui pourront aider les entreprises à survivre à ces mouvements qui, près de deux ans après le début de la pandémie, ne sont pas tout à fait stabilisés. « La chaîne d’approvisionnement a été significativement perturbée depuis l’arrivée de la COVID-19, et pour le moment, on ne sait pas si c’est à jamais », résume Alain Sawaya. Apprendre à composer avec cette incertitude et à gérer le risque devient donc une question de survie !

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