© Martin ViauAlors que les technologies abondent, comment cela transformera-t-il les différents emplois du domaine de la construction ? Est-ce que ces innovations créeront de nouveaux métiers ? Si l’avenir est difficile à prédire, voici quelques tendances qui pourraient avoir un impact dans l’industrie.
« Il y a à peine deux ans, je n’aurais jamais pensé occuper un poste de gérante innovations, recherche et développement et projets spéciaux, parce que cela n’existait même pas », lance Carolyne Filion. Aujourd’hui, l’ingénieure joue pourtant ce rôle chez Pomerleau, un entrepreneur général en construction et gestion de projets. « C’est une valeur dans notre entreprise, alors que nous avons un groupe innovation qui se scinde en 12 axes de recherche, comme l’intelligence artificielle, la réalité augmentée ou virtuelle, la robotique ou même les jumeaux numériques. »
« Il y a à peine deux ans, je n’aurais jamais pensé occuper un poste de gérante innovations, recherche et développement et projets spéciaux, parce que cela n’existait même pas. »
Carolyne Filion, gérante innovations, recherche et développement et projets spéciaux chez Pomerleau.
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Le groupe Innovation de Pomerleau compte plus de 55 experts à travers le pays. Il est composé de professionnels et de stagiaires issus de disciplines variées, comme des ingénieurs, des architectes, des développeurs, etc. L’équipe s’attelle à analyser ces innovations dans ses laboratoires, mais aussi sur le terrain. « S’il est encore difficile de nommer les métiers du futur, ce sont les activités dans nos différents axes de recherche qui vont définir les postes de demain », maintient la spécialiste.
Toutefois, de nouvelles fonctions, comme pilote de drones ou de robots, ont déjà fait leur apparition chez Pomerleau. « Même les emplois plus conventionnels sont touchés, car les innovations technologiques modifient ces postes. Ainsi, les travailleurs peuvent se concentrer sur les tâches à valeur ajoutée en éliminant tout ce qui est répétitif, par exemple », soutient la spécialiste. Elle cite en exemple le surintendant de chantier qui est passé du plan sur papier à la gestion numérique des projets.
Cette approche a aussi transformé les besoins chez Pomerleau. « Oui, nous recherchons toujours des talents pour nos opérations, mais nous recrutons également des profils qui ne sont pas traditionnels dans l’industrie de la construction, comme des experts en intelligence artificielle, des développeurs
informatiques ou encore des mordus des nouvelles technologies », indique Carolyne Filion.
Pomerleau n’est pas la seule entreprise à s’intéresser aux questions d’innovation en construction. D’ailleurs, pour bien comprendre l’impact des différentes technologies sur ce domaine, l’École de technologie supérieure (ÉTS) a lancé un nouveau diplôme d’études supérieures spécialisées (DESS) en Building Information Modeling (BIM) et innovations numériques. « Ce programme a été mis sur pied pour former des professionnels capables d’identifier les innovations technologiques et de bien les implanter », explique Daniel Forgues, titulaire de la Chaire industrielle sur l’intégration des nouvelles technologies numériques en construction.
« Si, pour le moment, il est difficile de savoir quelles avancées transformeront réellement l’industrie, certaines tendances sont à surveiller, poursuit Daniel Forgues. Le nombre de nouvelles technologies qu’on peut utiliser au quotidien sur les chantiers, c’est incroyable. Mais ça prend des gens qui sont capables d’évaluer ces innovations, comme la robotisation, la préfabrication ou la gestion numérique, pour savoir si c’est intéressant ou non », ajoute le professeur au département de génie de la construction. Ces spécialistes de « l’innovation continue », un peu à l’image de ceux qui travaillent dans les laboratoires de Pomerleau, devraient donc apparaître de plus en plus en entreprise.
Optimisation et logistique
Tout ce qui concerne la logistique de chantier pourrait prendre de plus en plus de place dans les prochaines années, pense Daniel Forgues. « Nous pourrions donc voir apparaître des ingénieurs de synthèse et de procédés, des professions qui existent déjà en France », prédit Daniel Forgues. En réfléchissant aux différentes étapes du projet, on peut gagner en efficacité et diminuer les coûts. « Certaines entreprises utilisent même le BIM pour établir la séquence de fabrication et prévoir toutes les étapes en 3D, ajoute DanielForgues. Cela permet d’aller deux à trois fois plus vite que la méthode traditionnelle. »
« Tout ce qui concerne la logistique de chantier pourrait prendre de plus en plus de place dans les prochaines années. »
Daniel Forgues, titulaire de la Chaire industrielle sur l’intégration des nouvelles technologies numériques en construction à l’ÉTS.
© ÉTS
Une expertise qui permet aussi d’optimiser les processus. « Ces spécialistes réfléchissent au travail en usine, pour s’assurer que les différentes composantes à assembler sont produites juste à temps. Il tente également d’organiser le tout de la façon la plus efficiente et efficace possible. Ainsi, on minimise l’entreposage sur le site, ce qui pose souvent beaucoup de problèmes. Par exemple, si on laisse longtemps un tuyau sur le sol, il pourrait être endommagé par le sable. » Un atout pour les entreprises qui désirent prendre la voie de la préfabrication, une autre tendance prometteuse. « En Chine, une tour de 30 étages a été montée en 15 jours grâce à ce procédé », cite en exemple le professeur.
Le chantier 4.0 pourrait aussi créer une demande pour les spécialistes de la logistique, assure pour sa part Francis Bissonnette, président et fondateur de Batimatech, organisme qui fait le pont entre le domaine de construction et celui des technologies. « Avec l’internet des objets, ce sera de plus en plus facile de colliger certaines données auxquelles nous n’avions pas accès autrefois. Grâce à cela, il sera possible d’avoir un inventaire précis de son équipement et de son utilisation, permettant de tirer le meilleur parti de ses ressources et d’avoir un plan très pointu d’entretien », cite-t-il en exemple.
Les chantiers connectés permettront aussi d’ajouter un volet robotisation, estime Daniel Forgues. « Déjà, au Japon, on voit des systèmes de smart building où des convoyeurs amènent des briques à un rythme calculé à l’avance. Ce sont des robots qui montent les murs et ils sont capables de s’ajuster à la réalité du chantier. » Le spécialiste pense toutefois que cette innovation n’arrivera pas de sitôt au Québec.
Économistes de coût
Autre métier sur les radars : celui d’économiste de coût. « Au Québec, nous avons des estimateurs, qui travaillent par exemple sur les appels d’offres. Mais le rôle des estimateurs de coût est beaucoup plus large et permet d’évaluer plus globalement les différentes étapes du chantier, que ce soit la gestion des contrats ou l’approvisionnement, explique Daniel Forgues. Une approche qui permet de réduire le gaspillage et d’avoir une vision intégrée d’un projet. L’utilisation d’outils comme le BIM permet d’automatiser de plus en plus cette collecte d’informations et de trouver les solutions les moins coûteuses », ajoute-t-il.
Spécialistes du BIM
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Dans la même veine, les spécialistes du BIM continueront d’être en demande dans les prochaines années. En effet, ce mode de travail collaboratif permet d’intégrer dans une seule maquette toute l’information sur un bâtiment, de sa création à sa construction, en passant par son exploitation et sa démolition. « Le BIM permet d’augmenter l’intelligence d’affaires dans les différents projets, puisqu’il est possible de faire des ajustements directement dans la modélisation du bâtiment, plutôt que dans le projet réel », ajoute Francis Bissonnette.
Pour répondre à la demande grandissante, l’ÉTS a d’ailleurs lancé, en 2017, un programme court destiné aux gens de l’industrie sur l’utilisation du BIM, relate Daniel Forgues. Il existe également d’autres formations pour les travailleurs désirant se familiariser avec cette méthode, comme l’attestation d’études collégiales (AEC) en coordination de maquettes numériques BIM, offerte dans quelques cégeps.
Pilotes de drones
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Les drones pourraient aussi être de plus en plus nombreux à survoler les sites de construction, alors qu’on peut les utiliser de multiples façons, décrit Francis Bissonnette, que ce soit pour calculer le volume de terre à excaver ou encore pour détecter des fuites de chaleur dans un bâtiment, avec des caméras thermiques. C’est d’ailleurs le cas chez Pomerleau, qui compte douze pilotes de drones au sein de son équipe, confirme Carolyne Filion. « Ils ne font pas que conduire les engins, mais effectuent plusieurs tâches au niveau de la numérisation laser 3D. » Un boulot qui incombe aux spécialistes de la collecte de données sur les chantiers du groupe innovation, notamment les professionnels de l’arpentage.
« L’enjeu pour cette innovation ne sera donc pas nécessairement de dénicher des gens capables d’opérer un drone, mais d’identifier avec précision les informations à colliger et de les extraire, soutient Daniel Forgues. C’est toute la capacité d’interpréter ces données qui sera la plus importante. » Une notion cruciale, peu importe l’outil de collecte utilisé.
Mais surtout, peu importe les technologies utilisées, il faudra s’assurer que tous, de l’ingénieur à l’ouvrier, puissent s’approprier ce nouveau langage technologique, ajoute aussi Francis Bissonnette. Un défi de taille pour les prochaines années.
Travailleurs recherchés
© Martin Viau
Si les technologies transforment le marché du travail, plusieurs emplois sont déjà très prisés dans le domaine de la construction. En effet, 45 300 travailleurs du secteur prévoient prendre leur retraite d’ici 2029 au Québec, ce qui pourrait occasionner rareté, voire pénurie de main-d’œuvre, pour certains métiers.
C’est du moins ce qui ressort d’un rapport publié en février 2020 par ConstruForce Canada. Selon les estimations de cet organisme national spécialisé dans le domaine de la main-d’œuvre, l’industrie de la construction au Québec devra composer avec un manque à gagner de 11 500 travailleurs d’ici 2029. « Le Québec devrait avoir besoin de plus de 20 500 nouveaux compagnons certifiés pour maintenir les niveaux actuels de main-d’œuvre certifiée, suivre le rythme de la croissance de l’emploi et satisfaire aux demandes de remplacement dans tous les secteurs d’activité pendant la période de prévision », indique Bill Ferreira, directeur exécutif.
L’Association de la construction du Québec (ACQ) a aussi étudié la situation pour les différents métiers et occupations qui composent l’industrie. Selon cette Analyse prospective de la main-d’œuvre dans l’industrie de la construction, menée par Raymond Chabot Grant Thornton, publiée fin 2019, il faudrait ajouter entre 13 000 et 25 000 travailleurs d’ici 2028 pour conserver l’équilibre dans le marché. La demande est forte pour plusieurs spécialisations particulières, montre aussi la recherche. Si on prend seulement l’exemple des maçons, il faudrait ajouter quelque 1000 travailleurs d’ici 2028 pour pourvoir aux besoins. « Même s’il y a des avancées technologiques importantes, les métiers traditionnels continueront d’être recherchés comme les briqueteurs-maçons, les carreleurs, les couvreurs ou les peintres », analyse Alexandre Millette, CRIA, conseiller en relations du travail à l’ACQ.
D’autres métiers souffrent plutôt du manque de diplômés. C’est le cas des mécaniciens d’ascenseurs et des opérateurs de pelles et d’équipement lourd, trop peu nombreux pour répondre à la demande. Si bien que pour ces domaines, on prévoit un déficit entre la demande et la disponibilité des travailleurs d’ici 2028.
La méconnaissance de certains métiers, comme calorifugeur, peut aussi expliquer le manque de candidats, ajoute Alexandre Millette. Autre tendance : certains emplois qui ne sont pas exclusifs au domaine de la construction, comme les électriciens, les charpentiers-menuisiers ou les monteurs de ligne, souffrent d’un manque à gagner. « C’est aussi le cas pour les soudeurs, qui sont très recherchés dans toutes les industries, ce qui peut rendre difficile leur recrutement », souligne le conseiller.
Autant de métiers d’avenir. Pour l’industrie, le défi sera plutôt d’attirer de nouveaux travailleurs dans le domaine de la construction. Toutefois, les innovations technologiques, comme l’utilisation d’exosquelettes ou la numérisation des instruments de travail, pourraient attirer plus de jeunes ou encore faciliter l’intégration de femmes dans des métiers parfois plus difficiles physiquement, estiment les spécialistes. Des pistes intéressantes à explorer pour l’avenir.