Salle de spectacle – Sept-Îles © A.D. Solutions
Le secteur de la construction est en pleine effervescence, ce qui apporte plusieurs opportunités de croissance. Mais, faire grandir son entreprise peut comporter certains défis auxquels il faut se préparer pour éviter de s’y casser les dents. Témoignages et conseils.
Naviguer sur la croissance, c’est loin d’être une balade sur un grand fleuve tranquille. L’équipe de LFG Construction en sait quelque chose. Fondée en 1975, cette entreprise a pris un virage vers l’éolien en 2009, en lançant une nouvelle division avec deux autres partenaires. Ce faisant, le chiffre d’affaires de la compagnie est passé de 15 M$ à près de 100 M$ en quelques années seulement. Une expansion très rapide, qui s’est arrêtée en 2018, alors que le gouvernement a freiné ses investissements dans le domaine de l’énergie éolienne, rappelle Michel Bond, directeur des ressources humaines. « Mais nous avons décidé de prendre les bouchées doubles pour conserver ce chiffre d’affaires, malgré la baisse. »
Salle multifonctionnelle, Port-Daniel © A.D. Solutions
Faire face à la cadence
Pour compenser, l’entreprise a donc fait des pieds et des mains pour faire grandir ses autres divisions, comme le bâtiment ou le génie civil. « Mais ce n’était pas facile, parce que les gestionnaires ont dû s’adapter pour gérer des projets de plus grande envergure. Certains employés n’étaient pas prêts pour ce changement et nous avons eu des départs », souligne Guillaume Lapointe, directeur du bâtiment et actionnaire depuis peu avec deux autres collègues, Steven Renouf et Benoit Dubé.
Pendant ces deux phases de croissance rapide, l’équipe a aussi dû revoir ses manières de gérer ses équipements, ses approvisionnements et sa logistique. « Nous sommes passés de 8 à 80 camionnettes, en plus d’embaucher des mécaniciens, cite-t-il en exemple. Bref, grossir aussi vite peut parfois être dangereux, parce que ça peut avoir des conséquences insoupçonnées. »
LFG Construction, dont le siège social se trouve en Gaspésie, a aussi mis la main sur un entrepreneur général de Sept-Îles, Construction RIC, en 2017. Un tournant pour l’entreprise, alors que cette acquisition lui a permis de consolider sa position de « leader dans l’est du Québec », souligne Michel Bond. « C’était une compagnie qui avait les mêmes valeurs que les nôtres et ça a bien cliqué, souligne Guillaume Lapointe. Assez rapidement, nous avons doublé le volume d’affaires de cette division sur la Côte-Nord. » LFG a aussi développé d’autres territoires, alors que l’entreprise est présente au Nouveau-Brunswick, au Bas-Saint-Laurent aux Îles-de-la-Madeleine ainsi qu’au Nunavik. La nouvelle équipe de direction entend aussi poursuivre ses efforts vers l’éolien. « Mais, après notre première expérience de croissance, on a appris de nos erreurs. On sait qu’il faut y aller plus graduellement », témoigne le nouvel associé.
« Mais, après notre première expérience de croissance, on a appris de nos erreurs. On sait qu’il faut y aller plus graduellement. »
Guillaume Lapointe, LFG Construction
© LFG Construction
C’est d’ailleurs ce que suggère Éric Trudeau, conseiller d’affaires principal chez BDC Services-conseils, dont la clientèle est composée de plusieurs entreprises du domaine de la construction. Selon lui, il faut grandir lentement mais sûrement. « Je vois souvent des entrepreneurs qui me disent que, depuis qu’ils ont augmenté leur chiffre d’affaires, ils courent partout et sont essoufflés. Le symptôme d’une croissance qui n’a pas été adéquatement planifiée », pense-t-il.
Une croissance de 10 % ou moins par année, c’est assez facile à gérer. Mais quand on arrive dans les deux chiffres, soit de 10 % à 99 %, c’est plus délicat. Au-delà, cela frise la gestion de crise. C’est beaucoup plus rare, mais cela peut devenir très chaotique. Le temps que l’on comprenne ce qui se passe, on est toujours en retard, renchérit Annie Boilard, CRHA, présidente du Réseau d’Annie RH. Ce faisant, la direction se place en mode réaction, plutôt qu’en mode planification. Ce qui est non seulement essoufflant, mais risqué. »
Réflexion stratégique
D’où l’importance de bien réfléchir avant d’agir. « Avant tout, il faut d’abord se questionner sur les raisons qui nous poussent à grandir, explique Éric Trudeau. Est-ce pour augmenter son chiffre d’affaires ? Pour profiter des opportunités ? Pour couper l’herbe sous le pied de son concurrent ? Pour faire des économies d’échelle ? La croissance apporte son lot de défis. C’est pourquoi, avant de se lancer, il faut une bonne planification stratégique, dit-il. Cela veut aussi dire qu’il faut identifier les opportunités, les menaces, les forces et les faiblesses. »
« C’est une réflexion qui peut s’appuyer sur une étude de marché, mais aussi sur le point de vue de ses employés qui pourront indiquer ce qui fonctionne bien ou pas ou encore ce qui plaît aux clients, mentionne Annie Boilard. On peut aussi demander à son comptable d’analyser quels sont les projets les plus payants, les plus rentables, pour notre entreprise. Il faut donc nourrir sa réflexion avec des informations provenant de différentes sources pour prendre la meilleure décision possible, selon le contexte de son entreprise », ajoute-t-elle.
« Il faut donc nourrir sa réflexion avec des informations provenant de différentes sources pour prendre la meilleure décision possible, selon le contexte de son entreprise. »
Annie Boilard, Réseau d’Annie RH
© Réseau d’Annie RH
Autant d’éléments qui permettent d’identifier la meilleure stratégie d’expansion à adopter, en fonction de sa situation. Une étape qui peut paraître longue, mais qui est cruciale. « Est-ce que vous construiriez une maison sans avoir de plan ? C’est un peu la même chose quand on bâtit la croissance. Pourtant, une entreprise sur deux au plan national n’a pas de plan de match, comme un plan stratégique », illustre Bernard Fréchette, président et fondateur de BF Services-Conseils, une firme spécialisée en efficacité de gestion.
Ce genre de décisions doit donc s’aligner avec les valeurs de l’entreprise et ses objectifs stratégiques pour être fructueuses. « Souvent, les gens ont bâti une entreprise à la sueur de leur front. Il faut donc que tes ressources financières ou humaines soient capables de suivre la parade », illustre-t-il. Réfléchir avant permet donc de prévoir les ressources qui seront nécessaires pour faire face à ce défi.
« Par exemple, avant même d’augmenter le volume de ses ventes, il faut embaucher de nouvelles ressources, conseille Éric Trudeau. Cela évite alors de se retrouver avec des problèmes de main-d’œuvre, alors qu’on croule déjà sous les nouveaux contrats. Avant, on pouvait peut-être faire le contraire, mais dans le contexte actuel, ce n’est plus possible », explique-t-il. « D’autant plus que les nouvelles recrues ne sont pas nécessairement efficaces le jour un », souligne Annie Boilard.
Urgence, Gaspé © A.D. Solutions
Choisir sa voie
Bref, cette réflexion préalable permet d’identifier la meilleure stratégie d’expansion pour son entreprise, estime Éric Trudeau. Et il en existe plusieurs. Par exemple, les plus petites compagnies pourraient vouloir élargir leur territoire pour augmenter leur nombre de contrats. D’autres auront plutôt envie d’agrandir la palette de leur offre pour aller chercher plus de parts de marché. « Ce qu’on voit de plus en plus dans l’industrie, ce sont des entreprises qui vont offrir des services intégrés, qui vont prendre en charge, par exemple une portion de l’ingénierie pour leur client, explique-t-il. Ils offrent donc un service à haute valeur ajoutée tout en diversifiant leurs activités. »
S’il est difficile de développer ce genre de services clé en main, surtout dans un contexte de pénurie de la main-d’œuvre, plusieurs vont plutôt miser sur l’acquisition d’une entreprise complémentaire, affirme le conseiller. « Je pense entre autres à un entrepreneur en excavation qui vient de faire l’acquisition d’une entreprise spécialisée dans les trottoirs et les bordures de béton. Cela lui permet d’augmenter son chiffre d’affaires et sa main-d’œuvre. En effet, il aurait été difficile pour lui de bâtir son expertise de A à Z autrement. C’est d’ailleurs une option adoptée par plusieurs entreprises du domaine de la construction, petites ou grandes », constate-t-il sur le terrain.
Autre stratégie possible : le partenariat stratégique. Ainsi, une entreprise spécialisée a tout avantage à unir ses forces avec un entrepreneur général en croissance, soutient Éric Trudeau. « Quand on identifie des joueurs dans le marché qui ont un potentiel de croître, cela vaut la peine de devenir un allié pour eux. » En effet, l’entreprise spécialisée se trouve alors dans le sillon de son partenaire en plein essor. À l’inverse, le contracteur bénéficie d’un fournisseur fiable, sur lequel il peut compter même si ses besoins augmentent, souligne le conseiller. « On s’assure aussi d’avoir un niveau très élevé de service et de qualité. »
Chaque entreprise peut aussi tenter de faire des gains en efficacité. « Souvent, on développe des stratégies pour croître, mais on ne pense pas à augmenter sa rentabilité », observe Éric Trudeau. En effet, rares sont les entreprises qui ne peuvent optimiser leurs processus, pense Bernard Fréchette. « Pensons seulement à tout ce qui peut être automatisé, ce qui n’était pas le cas avant. Par exemple, le simple fait d’utiliser des outils informatiques comme Microsoft 365 permet de sauver du temps. » Un exercice à ne pas négliger !
« Il faut aussi toujours être à l’affût des conditions du marché pour conserver sa position et prendre des décisions stratégiques, ajoute Éric Trudeau. On vit beaucoup de tumultes, d’instabilité quant aux approvisionnements ou aux coûts qui augmentent. Mais plusieurs hésitent à ajuster leur facture en conséquence. » Selon lui, il faut donc trouver l’équilibre pour ne pas gruger sa rentabilité.
Salle multifonctionnelle, Port-Daniel © A.D. Solutions
Faire face aux défis
« Vendre un contrat, c’est la partie la plus facile », mentionne Éric Trudeau. Mais encore faut-il être capable de livrer. Avez-vous les ressources financières pour aller de l’avant ? Est-ce que vos fournisseurs vont être capables de vous suivre ? Et surtout, est-ce que vous avez la main-d’œuvre pour faire face à la musique ? Dans le fond, avant de se lancer, il faut s’assurer que tout votre écosystème est prêt », indique le conseiller.
De même, il peut être tentant de mettre la main sur son concurrent pour gagner des parts de marché. Mais ce n’est pas une bonne idée de s’y lancer tête première, affirme Bernard Fréchette. Même si cela peut sembler alléchant point de vue chiffres, l’analyse doit aller plus loin. « Il faut aussi se demander quel est l’ADN de notre entreprise, sa mission, sa raison d’être, ses valeurs. Car tout cela aura un impact sur la main-d’œuvre, mais aussi sur la trajectoire de son entreprise. »
Il cite en exemple un concessionnaire auto qui a acheté son concurrent. Alors que l’un visait de hauts volumes de vente, l’autre chouchoutait chacun de ses clients. « Après quelques années, la deuxième succursale a été fermée. Les deux modèles se défendent, mais sont difficilement conciliables. C’est pourquoi il importe de prendre aussi en compte le côté humain dans ce genre de transactions. »
« Il faut aussi se demander quel est l’ADN de notre entreprise, sa mission, sa raison d’être, ses valeurs. Car tout cela aura un impact sur la main-d’œuvre, mais aussi sur la trajectoire de son entreprise. »
Bernard Fréchette, BF Services-Conseils
© BF Services-Conseils
Une question de leadership
De la même manière, l’entrepreneur devra aussi revoir son mode de gestion. « En grandissant, je vais perdre du pouvoir et du contrôle, est-ce que je suis prêt à cela », demande Annie Boilard. En effet, impossible de tout faire seul, il faut déléguer. « Si je veux croître au-delà du 10 %, je vais devoir faire les choses différemment. Par exemple,quand on est une équipe comptant moins de 10 personnes, on bâtit notre crédibilité. Mais en grandissant, il faut développer sa flexibilité. Cela vient changer la donne », soutient-elle. Pour y arriver, il faut laisser plus de latitude à ses troupes, pense-t-elle. Mais ce ne sont pas tous les patrons qui sont prêts à jeter du lest.
« D’autant que, dans une entreprise de plus petite taille, tout le monde connaît le président. Mais, plus les effectifs augmentent, plus les employés s’éloignent des hauts dirigeants. Ils développent plutôt leur appartenance envers leur supérieur immédiat, souligne Annie Boilard. Les équipes passeront aussi plus de temps en réunion au fur et à mesure que les projets se complexifient et que l’entreprise grandit », ajoute-t-elle.
Bref, il faut être prêt, en tant que gestionnaire à prendre un virage, pense Annie Boilard. Mais surtout, « il faut faire confiance et donner du pouvoir décisionnel à ses équipes. »
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Le casse-tête de la main-d’œuvre
« Il faut aussi prévoir un ratio d’environ un gestionnaire pour 10 à 12 employés, souligne la spécialiste. Si on dépasse une quinzaine de personnes, le gestionnaire ne pourra pas effectuer son travail, qui est aussi de coacher les travailleurs, ce qui laisse poindre à l’horizon des problèmes de rétention des employés. » Un enjeu particulièrement important, alors qu’au Québec, 40 % des entreprises refusent des contrats faute de ressources humaines, ajoute-t-elle. « Ce n’est pas insurmontable comme obstacle, mais il faut adopter les meilleures pratiques, les bons comportements pour être mobilisant et bienveillant. »
Mais surtout, l’équipe mise sur la rétention de la main-d’œuvre, alors que plusieurs employés sont à l’embauche de la compagnie depuis longtemps. « On travaille aussi beaucoup sur le bien-être de nos travailleurs et le plaisir au travail », souligne Michel Bond. Par exemple, à Carleton-sur-Mer, l’entreprise met différents équipements sportifs – canots, planches à pagaie, matériel de camping, etc. – pour qu’ils puissent profiter du plein air et de la région.
Bref, la question de la main-d’œuvre touche non seulement LFG Construction, mais certainement plusieurs autres joueurs de l’industrie qui doivent freiner leur expansion faute de ressources. Un sujet qui risque de continuer de faire parler.
« On travaille aussi beaucoup sur le bien-être de nos travailleurs et le plaisir au travail. »
Michel Bond, LFG Construction
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