Quand on pense au Nunavik, on pense surtout que ce sont les gros joueurs qui s’y rendent pour bâtir des projets d’envergure et qu’il n’y a pas de place pour les petites entreprises. Or, nous avons rencontré trois donneurs d’ouvrage qui nous ont dit exactement le contraire ! Non seulement la porte est grande ouverte pour les petites et moyennes entreprises, mais plusieurs millions de dollars sont offerts pour réaliser les nombreux projets dans la région.
Lors de cette entrevue, nous avons discuté avec :
- Lupin Daignault, directeur général de l’Office d’habitation du Nunavik. L’Office agit comme gestionnaire immobilier et est le mandataire de la Société d’habitation du Québec.
- David Larose, spécialiste en procédés administratifs à la Régie régionale de la santé et des services sociaux Nunavik (RRSSSN).
- Julien Kominik, adjoint au directeur des services techniques au Bureau de projets du Centre de santé Tulattavik de l’Ungava.
De nombreux projets sur la table
« Pour l’Office d’habitation du Nunavik, en étant gestionnaire immobilier, je peux dire que 98 % des habitations du Nunavik sont sous notre responsabilité. On est donc rendu à un peu plus de 4100 portes et 2 500 bâtiments environ. On parle de bâtiments en structure de bois, de bâtiments de petite envergure. Il s’agit surtout de duplex et de maisons unifamiliales qui sont tous considérés comme des HLM, donc tous en financement public. Et nous avons des programmes de rénovation pour mettre à jour ce parc immobilier. Juste en 2024, nous avons dépassé les 125 millions en investissement pour la rénovation du parc immobilier », raconte M. Daignault.
« Il y a aussi des budgets pour des projets particuliers, comme la construction d’un entrepôt dans un village qui s’appelle Kangiqsujuaq (Wakeham Bay). Nos infrastructures sont aussi à mettre à niveau. Par exemple, dans certaines communautés, les bureaux de l’Office sont une roulotte de chantier. J’aimerais avoir des infrastructures adéquates, ce qui devrait se faire au cours des prochaines années », poursuit-il.
« Si on revient à la rénovation, j’ai déjà sept contrats de signés, indique M. Daignault. Donc, ce sont une vingtaine d’unités dans sept communautés différentes qui seront rénovées en 2025. Prenons l’exemple d’un duplex : est-ce qu’on refait l’enveloppe au complet ? On refait tout le parement, la toiture, on change les portes, les fenêtres, les balcons, on refait l’intérieur, on remet ça à neuf, alors quand la personne rentre, on a un logement qui est pratiquement neuf. Ça, c’est une belle job et ce sont des contrats qui sont étalés sur au moins deux ans, parce que on est dans le Nord, soumis au transport des matériaux par bateau. »
« On a aussi toutes sortes de projets mineurs. On parle ici d’entretien immobilier, ce qui est très large. Par exemple, dans un village, on a remplacé 500 thermos qui étaient brisés. Il y a aussi des projets où il faut remplacer 20 à 30 toitures dans une communauté. »
« Sinon, il y a aussi beaucoup de rénovations de maisons vacantes et d’unités, continue M. Daignault. Parfois, on fait de la réno majeure, mais quand une unité est vacante et que le bâtiment est en bon état, ça arrive qu’on engage des entrepreneurs pour refaire des unités vacantes. Ça, il s’en fait chaque année dans les grosses communautés. Cette année, ça doit tourner autour d’une dizaine de millions, juste en rénovation de maisons vacantes. »
« Ce sont tous des projets qui sont très bien accompagnés. On a toute une équipe de professionnels, d’architectes, d’ingénieurs qui travaillent sur le dossier. »
« Pour les projets majeurs, c’est l’entrepreneur qui doit fournir les matériaux. Pour les projets mineurs, c’est l’Office qui fournit les matériaux. Par exemple, quand un entrepreneur vient faire une vingtaine de toitures dans une communauté, il vient avec ses outils, puis son monde. Moi, je fournis les matériaux. Puis on s’occupe aussi de de retourner les vieux bardeaux d’asphalte au sud pour qu’ils soient recyclés. »
« Présentement, on construit des unités pour nos employés. On doit construire 200 unités d’ici 2026, dit David Larose. Pour l’instant, il n’y a pas de compétition, nous devons faire des contrats de gré à gré, car les appels d’offres publics ne fonctionnent pas. Présentement, rénover un jumelé, soit deux quatre et demi collés, peut coûter 800 000 $. C’est un peu cher ! »
« Nous avons aussi des projets de rénovation des infrastructures compris dans un plan de développement stratégique 2018-2025 de 900 millions de dollars, poursuit M. Larose. Ce qui n’aura pas été réalisé durant ces années sera reconduit par la suite, car les besoins en santé évoluent, mais diminuent rarement. »
« Le Centre de santé Tulattavik de l’Ungava est un établissement du réseau de la santé et des services sociaux, veillant à la santé de la population des 7 communautés de la Baie d’Ungava, au nord du 55e parallèle, indique Julien Kominik. Entre autres, pour le centre hospitalier de Kuujjuaq, nous gérons un parc immobilier de plus de 300 unités de logement et d’une vingtaine de bâtiments institutionnels. Nous dépensons entre 3 à 5 millions de dollars en maintien d’actifs annuellement. L’an dernier, nous avons eu un budget total de 20 millions et nous devrons prochainement investir plus de 10 millions de dollars par an pour rénover le parc vieillissant des maisons pour les travailleurs. »
Exemples de construction :
Défis
« Ce qui est le plus difficile, je pense, c’est la logistique, réussir à trouver des endroits pour dormir et tout ça. Il y a des entrepreneurs qui sont installés depuis longtemps, qui ont, par exemple, des camps de construction dans la communauté. Pour des nouveaux joueurs, c’est définitivement ça qui est le plus dur de réussir à être compétitif pour tout ce qui est des frais de mobilisation et des frais généraux. Parce que les coûts de construction pour l’un ou l’autre, c’est à peu près pareil, souligne Lupin Daignault. Ça demande aussi de la débrouillardise de la part de l’entrepreneur parce que la gestion de nos stocks est loin d’être parfaite. Donc, l’entrepreneur doit parfois faire des recherches pour trouver des matériaux. Et c’est écrit dans le contrat que aucun extra ne sera accepté pour la recherche de matériaux. »
« C’est sûr aussi qu’il y a un choc de culture à ne pas négliger, poursuit M. Daignault. Il faut vraiment faire preuve d’ouverture et se dire qu’on est des témoins de ce qui se passe. Oui, on est au Québec, mais on est sur un territoire inuit et il faut respecter les communautés. »
« Il y a aussi la logistique de l’hébergement des travailleurs, l’isolation, le climat qui n’est pas toujours évident et la langue, qui est particulièrement l’anglais et les sensibilités à gérer, ajoute de son côté, David Larose. Ce qui manque aux entrepreneurs pour avoir du succès dans le Nord, pour ne pas se planter, c’est qu’il faut qu’ils comprennent la logistique. Il faut qu’ils comprennent la disponibilité des matériaux, le potentiel des communautés, ce qui est possible d’avoir dans les communautés ou pas. »
« J’ai mentionné le climat, poursuit M. Larose, mais il y a aussi la longueur de la saison qui se joue sur deux ou trois bateaux. Et si on oublie quelque chose, ça vient par avion. À 8 $ du kilo, on ne commande préférablement pas un kit d’armoires, hein ? »
« Quand tu rénoves une toiture, il faut que tous les bardeaux soient là. À la limite, tu peux aller à Kuujjuaq, parce c’est quand même la métropole, même s’il y a juste 3000 habitants. Tu vas probablement réussir à trouver de la vis ou du deux-par-quatre, mais ce n’est pas une garantie. Il n’y a pas de quincaillerie au coin de la rue ici », renchérit M. Daignault.
« En plus de ce que mes collègues ont mentionné, il faut ajouter que le sol aussi est différent, dit M. Kominik, il doit être travaillé différemment, donc cela peut être un défi pour les entrepreneurs. »
« Mais tout ça mis ensemble, ça reste que ce sont des contrats lucratifs, soutient M. Larose. Ça reste qu’il y a des provisions pour les risques qui sont mis par tout le monde dans leur appel d’offres. Et, à partir du moment où quelqu’un fait ses devoirs, se documente, travaille avec de l’équipement qui ne fera pas défaut parce qu’il n’y a pratiquement pas moyen de réparer, il peut réussir. Mais tout ça, ça se gère aussi. À partir du moment où les entrepreneurs ont fait deux ou trois saisons, ils peuvent revenir travailler sans problème. Ils peuvent faire leur saison complète en trois ou quatre mois, puis passer à autre chose ! »
Conseils aux entrepreneurs
L’hébergement est primordial, souligne Lupin Daignault. J’ai parfois des gens qui soumissionnent, qui signent des contrats, qui m’appellent ensuite et me disent qu’ils n’ont pas de place pour héberger leurs travailleurs. Ils auraient dû y penser avant. »
« Il faut aussi qu’ils prévoient un échéancier de travaux très serré et qu’ils anticipent tout l’ensemble de leurs besoins en ressources humaines, souline David Larose. Par exemple, quand ils arrivent au moment où ils doivent tirer des joints, ce n’est pas le temps de commencer à recruter, il faut que le gars soit sur place ou presque. Et il faut que l’entrepreneur soit sur place pour s’assurer que ses employés vont performer dans les temps prévus. Par exemple, si son tireur de joints n’est pas rapide, son peintre va prendre du retard, ce qui va retarder sa date de livraison, étirer son besoin en hébergement, ce qui entraînera de gros coûts. Et ça, c’est si le travail se fait à l’intérieur. Si le travail se fait à l’extérieur, il étire sa saison et se retrouve à travailler en hiver. Et à moins 50 degrés, ça ne peut pas se faire. »
« Et il n’y a pas d’extras dans les contrats pour les conditions hivernales, car les travaux doivent être terminés avant », souligne M. Daignault.
« Il ne faut pas négliger non plus les autorités locales, ajoute M. Daignault. Dans le Nord, il y a, bien sûr, les municipalités qu’on appelle NV pour Northern Villages et les Land Holding (propriétaires fonciers). La terre appartient aux Inuits. Alors, quand tu décides de monter les matériaux et de les stocker sur un coin de terrain quelque part, il faut que tu payes un loyer au Land Holding. Il ne faut pas négliger ça, parce que tu vas être reçu avec une brique et un fanal si tu ne fais pas tes devoirs comme il faut. »
« Il faut aussi bien traiter son monde, poursuit M. Daignault. Si tu as des gens qui sont contents d’être là, qu’ils mangent bien, qu’ils dorment bien, ils vont te faire une job de qualité. Mais j’en ai des entrepreneurs qui ne traitent pas bien leurs gens, qui les nourrissent mal, alors il y a un roulement d’employés, ce qui a un impact direct sur les délais et sur les échéanciers parce qu’il n’est pas capable de livrer dans les temps. »
« C’est aussi important d’avoir quelqu’un, dans ton équipe, qui va agir en tant que surintendant, qui va être là, ajoute M. Daignault. Moi, souvent, je demande d’avoir un surintendant à temps plein sur mes chantiers. »
« Si c’est un entrepreneur qui a un peu plus d’envergure, ce n’est pas le propriétaire qui sera sur le chantier. Ça lui prend quelqu’un de confiance pour surveiller son chantier, ajoute M. Larose. Les travailleurs sont à plus de 2000 kilomètres de leur maison. Dans ce contexte-là, les risques de dérapage sont plus importants. »
« Il ne faut pas oublier qu’ils vont travailler 7 jours sur 7, 10 à 12 heures par jour, il faut donc les garder motivés », renchérit M. Daignault.
« Il faut aussi garder des bonnes relations avec les employés dans les campements et il faut garder des bonnes relations avec la population dans la communauté. Mais ce ne sont pas des enjeux insurmontables », soutient M. Larose.
« Ce que les entrepreneurs pourraient faire pour avoir plus de succès, c’est se regrouper, dit. M. Larose. S’ils sont quelques-uns à se regrouper, à cibler une communauté où il y aura des toitures, des fenêtres et je ne sais pas quoi d’autre, qui sont capables de prendre ensemble le contrat dans ce village-là pour rentabiliser leur aventure. Ils peuvent partager le campement, ils partagent les risques au niveau logistique. À ce moment-là, ils peuvent vraiment faire quelque chose d’intéressant. »
« Il s’agit de belles opportunités pour les petits entrepreneurs. Par exemple, le spécialiste en toitures ou en fenêtres, ou le spécialiste en rénovation intérieure, en quincaillerie, le carreleur spécialisé pourront y trouver leur compte, dit M. Kominik.
« C’est sûr aussi qu’il peut définitivement une économie d’échelle, dit M. Daignault. Par exemple, s’il y a trois projets dans le même village, le deuxième et le troisième seront moins chers que les autres puisque l’entrepreneur sera déjà là. »
Par contre, il ne faut pas oublier que tout arrive par bateau, ajoute M. Daignault. Et que les bateaux ont une capacité maximale de cargaison. Alors, il faut être capable de planifier ses besoins en matériaux à l’avance. Je pense que c’est gagnant de d’avoir des projets pluriannuels. Ça permet de voir venir un peu parce qu’il faut que tu réserves ta place sur le bateau. Là, si tu as signé le contrat avec moi, tu as une obligation de résultat. Mais si après ça, tu ne peux pas mettre tes matériaux sur le bateau et que tu vas être en retard, c’est dommage. Il n’y en a plus de place sur le bateau, tout le monde a réservé tout ce qu’il y avait là. Tu es dans le trouble. Ça fait que toute cette logistique-là de transport de matériaux, c’est l’enjeu qui peut être important dans l’approvisionnement. »
« En ce qui concerne l’approvisionnement, par exemple, si on parle des structures d’acier, il y en a pour plusieurs semaines de préparation, indique M. Larose. À partir du moment où l’entrepreneur passe sa commande, commande qu’il peut seulement passer une fois que le contrat est confirmé, il faut que ce matériel-là se rende au port à temps pour être embarqué sur le bateau. Puis une fois que ça arrive à destination, il faut que ce soit reçu, puis déposé quelque part, puis géré de façon sécuritaire et obtenir de l’espace pour l’entreposer. On parlait des Land Holding eh bien, il faut communiquer avec eux. Il faut s’entendre avec eux et parfois, ils sont difficiles à rejoindre. Ça, c’est quelque chose qu’il faut considérer dans la gestion des risques. »
Pourquoi le Nunavik ?
Ce sont des belles occasions d’affaires, dit M. Daignault. L’entretien d’un parc immobilier de cette envergure-là, avec un budget de notre envergure, ça donne des belles possibilités. »
« En ce moment, le Nunavik est en pleine effervescence. Ce sont plusieurs millions de dollars qui seront investis au cours des 6 prochaines années », poursuit M. Daignault.
« Il ne faut pas oublier que le parc immobilier du Nunavik a été construit à la fin des années 80, début des années 90. Les rénovations seront choses courantes dans les prochaines années. Et en plus, les paysages sont magnifiques », conclut M. Kominik.
Situé au nord du 55e parallèle, le Nunavik (« l’endroit où vivre ») est un immense territoire de 507 000 km², soit le tiers de la superficie de la province ou l’équivalent de l’Espagne (504 782 km²). Le territoire du Nunavik correspond à tout le nord du Québec, après la limite des arbres. Le territoire actuel du Nunavik comprend également les îles de la baie d’Hudson, dont la plupart sont pratiquement collées au Québec.
Source : Atlas des peuples autochtones du Canada